III
À bout de patience, Joseph secouait la poignée de porte. Dans son souvenir pourtant, jamais leur mystérieuse petite porte en fer ne lui avait résisté de la sorte. Mais quand l’avait-il ouverte pour la dernière fois ? Cela faisait-il si longtemps ? Cinq ans, dix ans peut-être. Le souvenir lui revint d’un bloc alors qu’il maltraitait cette foutue poignée qui méritait bien pire. Une sœur – était-ce sœur Solange ou sœur Marie-Paule ? – les avait rattrapés tous les deux par le col alors qu’ils s’envolaient une fois de plus pour un après-midi d’aventures sur les quais de Seine. Joseph en avait été quitte pour vingt pages et une soirée sans soupe, la routine des garnements. Mais c’est la punition de Lucille qui avait été pour lui le plus terrible châtiment : ils ne s’étaient plus revus pendant tout un mois, leur plus longue séparation. Comment avait-il pu l’oublier ? À compter de ce jour, ils n’avaient plus approché la maudite porte. La liberté ne valait pas un tel prix. Alors, ils l’avaient abandonnée à la rouille, qui aujourd’hui leur faisait payer ce reniement.
« Tant pis, tenta Lucille. Allons retrouver sœur Solange, elle appellera un fiacre. »
Joseph se demanda comment elle pouvait renoncer si rapidement. Dans la pénombre du couloir, il distinguait mal son visage mais sa voix était si légère. Elle devait sourire. Comment pouvait-elle ? Cela n’avait rien de drôle. Il s’agissait du renoncement à leur flânerie sous la lune, rien de moins.
Cette porte l’excédait. Il n’avait d’ailleurs jamais compris comment de vulgaires objets pouvaient s’octroyer le droit de contrarier la volonté des hommes. Il en avait fracassé des plumes écornées qui avaient bavé une fois de trop, arraché des lacets trop lents à se dénouer ! Il envoya un inutile coup de talon en pleine face de cet ennemi de fer. La soutane n’est pas un vêtement qui convient à l’action. Il se sentit ridicule.
Enfin, une dernière estocade de l’épaule fit céder la porte. L’air frais, le halo jaune du premier bec de gaz, quelques étoiles et tout fut oublié. Entre le simple bonheur et la soirée fichue, le destin avait bien choisi. Alors que ses pensées s’envolaient déjà dans la rue, sa main d’enfant attrapa les doigts de Lucille.
Au bout du quai aux Fleurs, les étals de la journée avaient laissé place à un triste champ de bataille de tiges et de pétales écrasés. Avant l’heure des balayeurs, c’était l’heure des chiffonniers qui chargeaient leurs charrettes à bras des rebuts du commerce. De belles fleurs abandonnées çà et là trahissaient la médiocrité des affaires. Le bouquet se vend mal à deux pas d’un mitraillage.
Joseph ramassa un œillet rouge qui traînait là et le tendit à Lucille sans y penser. Elle exagéra une mine de dégoût et prit la fleur entre deux doigts comme s’il se fut agi d’un ver de terre.
« Mais Joseph ! Tu l’as prise dans une poubelle !
— Je l’ai trouvée jolie.
— De toute façon, il fait trop sombre. Je ne discerne même pas sa couleur.
— Suis-moi ! »
Sans lâcher sa main, Joseph l’entraîna de l’autre côté de la rue pavée, jusqu’à un réverbère en tête du pont d’Arcole.
C’était la première fois ce soir qu’il la voyait à la lumière. Elle avait un grand manteau bleu qui descendait jusqu’au sol où perçaient deux souliers pointus. C’était un bleu timide, attiré par le vert, une couleur pleine d’humilité. Ce manteau tout entier, d’ailleurs, était un hymne à la modération. Il arborait son mépris des perles, des dentelles et des festons. Même les agrafes qui le tenaient bouclé des pieds jusqu’au menton se cachaient derrière un rabat bien droit.
Lucille était coiffée d’une toque ajustée du même bleu. Avec goût, elle en avait cassé l’austérité en laissant échapper sur sa tempe une mèche blonde qui feignait la négligence. Ses yeux capturaient la lumière pâle du gaz pour briller de toute la fierté d’une petite fille endimanchée.
Mais sous ce réverbère du pont d’Arcole, ce fut soudain une belle dame que vit Joseph. Son sourire s’effaça. Sa main lâcha prise.
Comme un oiseau qu’on libère, Lucille ouvrit les bras et fit quelques tours sur elle-même pour mieux montrer sa toilette. Au creux de son dos, deux rangées de boutons rebondis attiraient l’œil sur un galbe discret comme un gros domino posé dans son écrin.
Faussement essoufflée, elle rit en ramenant les mains sur sa poitrine. Elle aperçut entre ses doigts l’œillet qu’elle avait oublié. Au milieu de tout ce bleu, l’impertinence de cette tache rouge lui plut. Elle coinça la fleur dans une agrafe et offrit son bras.
Devant eux, le pont d’Arcole les invitait à traverser entre ses deux balustrades de fer. Le pont le plus laid de Paris, sans pile et sans pierre, jeté d’une traite par-dessus la Seine comme s’il avait peur de l’eau. Joseph s’arrêta, Lucille au bout du bras.
« Eh bien quoi ? s’amusa-t-elle en tirant sur son coude.
— Je… »
Il n’alla pas plus loin, le regard aspiré par la noirceur du pont. Lucille se tourna vers lui puis effaça son sourire.
« Que se passe-t-il, Joseph ?
— C’est ce pont. Je ne l’ai plus traversé depuis que ma mère…
— Oh, mon Dieu ! coupa-t-elle. Excuse-moi, Joseph. Je n’y pensais pas.
— Moi non plus, Lucille. Jusqu’à ce que je le voie.
— Veux-tu que nous traversions ailleurs ? »
Joseph lui sourit en serrant son bras.
« Non. Ce n’est qu’un pont. Continuons notre promenade. »
Et ils s’engagèrent ainsi, bras dessus bras dessous, vers les lumières de l’Hôtel de Ville. Joseph ne trouva rien d’autre à dire. Lucille non plus.
Les réverbères se succédèrent en silence. Tournant la tête, ils se perdirent tous deux dans l’alignement des ponts éclairés par-dessus les eaux noires de la Seine. Mais le regard de Joseph n’allait pas si loin, accroché, juste là, par le spectacle d’une mèche blonde que la brise faisait jouer avec le lobe d’une oreille.
Rive droite, Lucille fut la première à toucher terre.
« Nous n’allons pas passer loin du Bazar de l’Hôtel de Ville. Quelle terrible affaire !
— Oui. J’ai passé ma journée à discuter avec les victimes de l’attentat.
— Tous ces corps que j’ai vus en bas, c’étaient elles ?
— Oui. Que des femmes. De tous âges. En début d’après-midi, deux automobiles allemandes se sont arrêtées devant l’entrée du magasin. Presque tranquillement. Les chasseurs sont venus ouvrir les portières. Une mitrailleuse avait été installée dans chaque voiture. Elles se sont mises à cracher leur feu comme au champ de tir. On ne voyait personne dans l’ombre des cabines. C’était comme deux bêtes mécaniques qui se vengeaient des hommes.
« Les clientes sont tombées en deux lignes toutes droites en face de chaque voiture. Comme les canons étaient en hauteur, elles ont été touchées au visage ou à la poitrine selon leur taille. Il n’y a pas eu beaucoup de blessées. Juste des mortes.
« L’une des armes s’est très vite enrayée. Alors elle a attendu en silence que l’autre se vide entièrement. Puis les deux automobiles sont reparties bien sagement, comme elles étaient venues. Avant que le sang du trottoir n’atteigne le caniveau, elles traversaient déjà le pont Notre-Dame. Elles allaient parader devant la préfecture de police, sans doute. »
Lucille s’était immobilisée.
« Ce sont ces femmes qui t’ont raconté tout cela ?
— Oui, bien sûr, je n’y étais pas. Mais ne prends pas cette mine effrayée. Aucune ne m’a dit avoir souffert. Elles s’en sont allées avec le souvenir de la vaisselle à fleurs qu’elles venaient d’acheter.
— Heureusement que tu es là, Joseph. Tous ces morts ont tellement besoin de toi. Je suis toujours surprise par cette façon que tu as de parler d’eux. Regarde ces pauvres femmes, elles ont été assassinées, leurs familles sont effondrées, et toi, tu discutes avec elles comme devant une tasse de thé. Comme si tu n’y voyais aucune tristesse.
— Non, ce n’est pas aussi simple. Mais je me dis juste qu’elles ne sont pas mal parties. Tout le monde n’a pas cette chance. »
Il lui secoua le bras pour lui redonner un peu d’énergie. Elle s’attarda sur son visage innocent et oublia les corps allongés sous les draps blancs.
« Tous ces détails doivent intéresser la police, non ?
— Et que fais-tu du secret de la confession ?
— Tu me le dis bien à moi.
— Toi, ce n’est pas pareil. »
Il réfléchit un instant à ce qu’il venait de dire.
« Et puis, techniquement, ce ne sont pas vraiment des confessions. De toute façon, je ne suis même pas encore curé ! Mais tous ces gens de la police m’ennuient et l’excuse est facile. Tu sais qu’ils sont même venus me voir à l’Hôtel-Dieu ? Deux fois, il y a plusieurs mois. C’était pour l’incendie de la rue Saint-Séverin. Les malotrus, ils ne m’ont pas envoyé le commissaire. Même pas des inspecteurs. Ce sont de vulgaires sergents de ville qui ont débarqué sans être conviés au beau milieu de ma morgue. Heureusement, c’était un jour calme, il n’y avait pas trop de victimes. Aujourd’hui, je les aurais mis à la porte !
« Ils avaient apporté une espèce de formulaire rempli de questions qu’ils voulaient me soumettre. Tu parles de béotiens, ils peinaient à lire leur propre papier ! Ces messieurs de la préfecture ne veulent pas se compromettre avec un sorcier qui parle aux fantômes. Alors ils envoient les premiers venus avec leur haleine au vin blanc et leurs pinces à vélo. Je leur ai lâché deux trois histoires d’esprit frappeur puis je les ai effrayés avec un cadavre de brûlé que j’avais sous la main. Le pauvre, avec ses yeux tout blancs, il semblait sorti d’une histoire à deux sous. Ils sont revenus une fois, je leur ai resservi le même numéro et je ne les ai plus revus.
— Tu n’es jamais sérieux », répondit-elle en s’amusant de sa réprimande.
Sur la rive droite, c’était heure d’affluence. Comme deux rigoles parallèles, les quais et la rue de Rivoli drainaient le flot désordonné des gens qui vont quelque part. Ici, un cabriolet croisait une charrette à mule. Là, un boléro d’alpaga ignorait un tablier de matelassière. Avec le soir, le peuple de ceux qui gagnent se dispersait au profit de ceux qui dépensent.
Posté à la tête du pont, un joueur d’orgue s’anima à l’arrivée du couple.
« Pour la musique, mesdames ! »
Lorsqu’il s’avisa que la robe noire était une soutane, il partit d’un grand rire incongru qui s’ajouta à la cacophonie de la musique mécanique et de la monnaie qu’il secouait dans une timbale en fer.
« Pardon, mon père, s’esclaffa-t-il sans interrompre le concert. Une pièce pour l’artiste. Je vous joue une messe ou une romance ? »
Avec ce dernier trait d’esprit, son fou rire s’envola de plus belle. Joseph pressa le pas pour tourner le dos au plus vite au braillard et à sa gueule cariée.
« Nous ne devrions peut-être pas nous tenir par le bras, Lucille. Il y a du monde ici.
— Pourquoi ? On a toujours fait comme ça ! Qu’est-ce que ça peut te faire ce que pensent les gens ? »
Sans lâcher son bras, elle sautilla deux fois. Joseph ne put s’empêcher de vérifier si on les regardait. À droite. À gauche. Derrière, le chanteur au limonaire reprit la rigolade en le voyant se tourner. Au-delà, sur le pont, un homme lisait le journal dans le cercle d’un bec de gaz. Un type au chapeau melon qui attendait peut-être quelqu’un. Drôle d’endroit pour lire les nouvelles. Lucille le tira derrière elle.
Maintenant, ils pouvaient voir la silhouette grave de la rotonde du Bazar de l’Hôtel de Ville. Joseph repensa à la jeune fille aux yeux de sable. Il imagina Lucille couchée sur le dos, par terre devant ce magasin, la mâchoire arrachée.
« Tu sais, Lucille, je pense à une jeune fille. La dernière avec qui j’ai discuté ce soir. Elle est peut-être encore allongée sur le trottoir, là-bas.
— Tous les corps n’ont pas été enlevés ?
— Si, bien sûr. Elle était à la morgue avec les autres mais elle me disait être couchée sur le sol, là même où elle était tombée. Les morts violentes sont les pires, tu le sais bien. Elle n’y était pas du tout préparée. Alors elle n’a même pas pensé à se relever et elle est restée étendue sur le dos pendant des heures.
— Ce sont justement ces âmes-là qui ont le plus besoin de ton aide, Joseph.
— Si tu l’avais entendue ! Elle avait bien compris qu’elle était morte mais pour autant elle parlait comme si rien n’avait changé et rabâchait ses histoires de jeune fille.
— Cela me fait penser à ce livre que tu m’as prêté, il consacre quelques chapitres au sujet du refoulement. C’est une façon courante de réagir aux expériences traumatisantes. Plutôt que d’affronter la réalité, l’esprit préfère l’occulter et l’on garde ainsi de véritables blessures enfouies au fond de soi-même. Ce qui est valable pour les vivants l’est certainement encore pour les morts. »
Devant la mine étonnée de Joseph, elle bomba le torse d’un air bravache.
« Tu vois, moi aussi je réfléchis aux grandes questions scientifiques de notre époque ! »
Joseph ne l’entendit pas.
« Tu veux dire que cette jeune fille n’accepte pas sa mort ?
— C’est ça. Elle la refoule. Elle sait qu’elle est morte mais elle ne veut pas le savoir. Et ton travail, Joseph, c’est de lui faire accepter. C’est comme ça que tu peux l’aider.
— J’ai essayé de la rassurer, de lui redonner du courage mais elle ne m’écoutait même pas.
— C’est toi qui dois l’écouter ! Il paraît que le docteur Freud, dans son cabinet, ne dit jamais rien. Il couche ses patients sur un divan et les laisse parler sans aucun commentaire.
— Je sais. Tu m’as déjà dit cela mais je n’y arrive pas. Tu ne peux pas imaginer comme c’est difficile, parfois. Je possède le don unique de pouvoir les entendre et je me retrouve condamné à assister à leurs souffrances, sans rien pouvoir y faire. Je suis à leurs côtés, je chuchote à leur oreille mais ils sont si loin. J’ai tant envie parfois d’être avec eux, de les tenir par la main. Mais ils sont là-bas et je suis ici. »
Lucille serra son bras contre elle. Peut-être aurait-elle su les trouver, elle, ces mots qui lui manquaient. À sa place, elle aurait été la sainte mère de tous les morts, celle qui les aurait tous consolés, celle qui aurait séché leurs larmes de cadavres en les berçant sur son sein. Ils n’avaient pas eu de chance, les morts, en tombant sur lui ! Cette idée le fit sourire.
Lucille fronça les sourcils.
« La mort est quelque chose d’important et beaucoup passent leur vie à ne penser qu’à elle. Puis, une fois qu’ils y sont, ils ne la reconnaissent pas. Leur mort, la vraie, n’est pas celle qu’ils avaient imaginée. Tu es peut-être le seul sur cette terre qui puisse les aider. Tu dois les accompagner, leur faire accepter leur mort pour ce qu’elle est : la simple continuation de leur vie avec les mêmes joies et les mêmes peines, les mêmes illusions et les mêmes déceptions. Pas besoin de leur tenir la main pour y arriver.
— Je te comprends, Lucille. Mais contrairement à Freud et à ses psychanalystes je ne peux pas écouter mes patients tranquillement pendant des années en attendant qu’ils progressent. Moi, mes clients, je les vois une fois, deux au mieux, et leurs familles viennent me les prendre pour les mettre dans un trou et les recouvrir d’un bon quintal de terre toute fraîche.
— Tu n’as jamais parlé à une âme en l’absence de son corps ?
— Jamais. »
Elle se renfrogna. Cette fois, ce fut à Joseph de resserrer l’étreinte de leurs bras. Leur pas s’était ralenti.
« Tu sais, Joseph, j’ai beaucoup réfléchi au cas de ce vieil homme dont tu m’as parlé la semaine dernière.
— Celui qui avait perdu son frère jumeau ?
— Oui. Cette histoire m’a bouleversée.
— Les jumeaux sont sans doute plus sensibles aux histoires de jumeaux.
— Ne te moque pas, s’il te plaît. Cet homme a vécu toute sa vie avec le souvenir de ce frère idéalisé qui l’avait quitté à l’âge de dix ans.
— Onze.
— Quand on pense que nous passons notre vie à regretter notre enfance perdue. Lui, son enfance c’était son frère qu’il a pleuré pendant soixante ans.
— Oui. Et quand ils se sont retrouvés là-haut, il ne l’a pas reconnu.
— Tu t’imagines ? Quel traumatisme ! Ce vieillard qui retrouve à la fois son frère et sa jeunesse perdue et qui se voit rejeté comme un inconnu. C’est comme s’il s’était fait jeter sa vieillesse et tous les péchés de sa vie d’adulte au visage par l’enfant qu’il avait été lui-même. »
Joseph dut l’arrêter en lui saisissant la main. Elle avait les larmes aux yeux.
« Allons, tu es trop émotive pour devenir une grande scientifique ! Penses-tu que le docteur Freud pleurniche dans le dos de ses patients ? Cet homme est mort vieux et décrépit et, au Paradis, son jumeau de soixante ans plus jeune ne l’a pas reconnu. Voilà tout. Le ciel est rempli de ce genre d’histoires. »
Elle finit par sourire mais sans les yeux en demi-lune ni les deux petits muscles charnus.
Devant l’Hôtel de Ville, une longue file de voitures s’étirait sur toute la longueur du bâtiment. Les cochers, par petits groupes, jasaient et ragotaient en attendant le retour de leurs maîtres qui, dans les salons de l’illustre édifice, faisaient la même chose avec plus de prestance.
« Tiens, monseigneur Grabeuf doit faire partie de la fête, ce soir.
— Oui, je l’ai croisé en venant te retrouver. Il avait l’air pressé.
— Penses-tu ! Monsieur l’évêque ne raterait pas l’occasion de s’apitoyer sur le carnage de ses diocésaines devant une bonne poularde aux morilles.
— Arrête, Joseph !
— Excuse-moi mais j’ai l’impression que je lui cause des soucis en ce moment. Les choses ne sont plus comme avant. On ne peut pas se voir sans que le ton monte et que les esprits s’échauffent. Aujourd’hui, je pensais qu’il venait me parler de mon ordination mais, en fait, il était surtout tracassé par la venue des journalistes demain. Il a peur que je leur parle. Je crois qu’il pense encore que je suis un affabulateur. Je le sens toujours à l’affût d’une contradiction ou d’un indice qui prouverait que toute cette histoire de Saint-Joseph-des-Morts n’est qu’une fumisterie.
— Tu es injuste avec lui. Mets-toi un peu à sa place ! Ce que tu dis n’est pas facile à entendre, surtout pour un dignitaire de l’Église. C’est un homme d’expérience. Papa dit qu’il tutoie la moitié des notables de Paris et qu’il connaît la plupart des journalistes par leur prénom. Moi, son aisance m’a toujours impressionnée.
— Ce n’est qu’un phoque moine bien gras. Sur son rocher, il se traîne en ahanant. Mais qu’il plonge dans les eaux troubles de la politique et le voilà qui glisse et virevolte !
— Lui aussi, tu devrais peut-être prendre le temps de l’écouter.
— Tout sera plus simple la semaine prochaine, quand je serai enfin prêtre. »
C’était le signal qu’attendait Lucille. Elle laissa filer un petit cri de joie en le serrant si fort que son épaule pointue vint se planter dans son bras. Une bouffée de senteurs glissa sur le visage de Joseph puis se dissipa plus loin. Une odeur de fleurettes et d’herbe coupée. Un parfum que Lucille confectionnait dans le secret de sa chambre en mélangeant de petits flacons colorés qu’elle achetait très cher.
« J’ai préparé une grande fête à la maison ! Il y aura des gâteaux et des fruits exotiques ! Nous avons invité les gens qui t’aiment et chacun pourra raconter les tours que tu leur as joués. S’il fait beau, nous marcherons jusqu’au parc Monceau où nous ferons apporter des friandises et du thé anglais.
— Tu es gentille. Ce sera une belle journée, qui va vite arriver maintenant. Elle sera réussie même s’il pleut. Une famille de Bretons, ça ne craint pas les embruns !
— J’ai encore du mal à imaginer que tu seras prêtre dans une semaine.
— Moi, ça ne me fait rien. C’est comme si je l’étais déjà depuis des années.
— Imagine, peut-être qu’un jour, c’est toi qui me marieras ! »
Dans un réflexe, Joseph s’écarta d’elle comme d’un objet brûlant. Leurs bras encore accrochés s’arrachèrent sans qu’il l’ait voulu. Le temps d’un souffle, ses yeux plongèrent dans les siens puis allèrent s’abîmer dans le vide des gens qui passaient autour d’eux.
Souvent, le matin, Joseph aimait se regarder longuement dans un miroir. Il se fixait ainsi lui-même, les yeux dans les yeux. Cela pouvait durer d’interminables minutes mais il y avait toujours un moment, enfin, où un éclair glacé le saisissait, un choc qui le pétrifiait et laissait ses membres engourdis. Il pensait qu’à ce moment précis, dans le miroir, il voyait son âme, que le temps de cet infime instant il comprenait l’indicible pour le perdre aussitôt.
Ce soir, quand leurs yeux s’étaient croisés, il avait vu l’âme de Lucille et il savait qu’elle avait aussi vu la sienne.
De nouveau, c’est en silence qu’ils marchèrent jusqu’à la bouche d’entrée du métropolitain. Le même silence que sur le pont d’Arcole, mais nuancé d’une touche de nostalgie. Des employés municipaux accrochaient à la hâte des drapeaux russes et français aux grilles de la station. Lucille et Joseph passèrent sans les voir.
Aux escaliers, l’odeur de créosote leur souhaita la bienvenue ; une odeur de mine et de bois brûlé qui rappelait qu’en bas, Vulcain régnait encore. Pour Lucille, c’était le parfum que son père ramenait le soir dans les plis de son manteau. La lumière moderne de l’électricité leur fit du bien. En descendant jusqu’au quai, Lucille sortit deux tickets de première que son père lui donnait par liasses. En bas, dans la station, les voyageurs s’étaient rangés par classe, en attendant le train. Lucille et Joseph longèrent le quai jusqu’au bout comme on remonte l’échelle sociale.
L’habituel tintamarre de quincaillerie annonça l’arrivée de la rame. Les voitures carrées de bois vernis qui défilaient devant Lucille ramenèrent la douceur et l’insouciance sur son visage. Ce vacarme moderne et ces vaisseaux de teck aux formes industrielles apportaient avec eux l’esprit de la famille Bienvenüe.
Dans son dos, Joseph regardait la foule se presser sur le quai. Donnez à l’homme le progrès et la science et il écrasera son voisin pour le privilège d’une place assise. Dans la cohue des canotiers et des casquettes, il reconnut le melon du pont d’Arcole. Celui qui lisait le journal sous un réverbère. Il aurait juré que l’homme avait tourné la tête pour éviter son regard. Mais dans le mouvement, son visage avait été gobé par la foule. Les épiait-il ?
L’idée d’être suivi l’arrachait à sa vie confortable pour le plonger dans un monde sauvage où l’on kidnappe et où l’on tue. Qu’on suive Lucille, la fille de l’entrepreneur le plus en vue de la capitale, était une possibilité déplaisante, une idée dans l’air du temps. À l’époque où l’on mitraillait des femmes sur les boulevards, on pouvait bien enlever une riche jeune fille dans les souterrains du métropolitain.
Mais Lucille entrait déjà dans la voiture. Elle visait à l’évidence deux sièges en vis-à-vis qui semblaient taillés pour eux. Elle aussi succombait à la fièvre animale de la place assise. Joseph préféra se laisser entraîner. Après tout, plus d’un homme arpente les rues de Paris avec un journal à la main et un melon sur la tête. Et quand bien même cet individu aurait été celui du pont d’Arcole, quel mal y avait-il à aller attraper le métropolitain à l’Hôtel de Ville après s’être enquis des nouvelles sous un bec de gaz ?
Lucille s’était déjà installée et, pour l’inviter, elle tapotait le siège d’en face de sa main gantée. L’inutilité charmante de ce gant de résille fit oublier à Joseph l’inquiétant inconnu, son melon et son journal.
« En voiture, mesdames et messieurs ! »
Fermant la portière, le préposé annonça le départ comme un tour de manège. Avec son bel uniforme de drap gris, ses boutons d’argent et le M majestueux qui barrait sa casquette, c’était le monsieur Loyal qui promettait un voyage fantasmagorique dans les entrailles de la terre.
L’obscurité du tunnel dévora les fenêtres du wagon une à une. Mais alors qu’il se laissait hypnotiser par le reflet de trois ampoules électriques sur le plafond vernis, Joseph comprit soudain l’urgence de sa situation. Le jeudi suivant, il serait prêtre. Et si cette balade sous la lune avait été la dernière ? C’était possible. Il s’était persuadé que son ordination ne changerait rien. Mais s’il avait eu tort ?
Il revint à Lucille, qui regardait au carreau. À chaque lanterne du tunnel, ses pupilles donnaient un à-coup, accrochées par la lueur comme deux papillons de nuit.
« Lucille ? »
Elle sortit de sa rêverie avec un sourire apaisant.
« J’ai quelque chose à te dire. Et je dois te le dire ce soir. »
Le sourire ne disparut pas mais il devint étrange, plus grave, déjà loin du pont d’Arcole. Sur sa joue, une fossette s’effaça puis, sur sa lèvre, une imperceptible contraction occulta la blancheur de ses dents.
Joseph était un marin prisonnier d’un bateau qui coule. Il prit une profonde inspiration et s’élança.
« Tu sais, Lucille, tu es sans doute la seule personne qui me croie sincèrement. Tout ça, les morts qui me parlent, les âmes qui utilisent leur cadavre décomposé comme un combiné téléphonique pour me raconter leurs peines de cœur et leurs problèmes de ménage. Tu n’as jamais douté de moi. Alors tu es la seule à qui je puisse exposer la suite. La vérité, Lucille. »
Elle n’était plus qu’une forme qu’il ne voyait plus, tétanisé par la terreur des chemins sans retour.
« Eh bien, les morts ne me confient pas seulement leurs états d’âme. Ils me disent aussi ce qu’ils voient là-bas. Et quand ils ne me le disent pas, je le leur demande.
« J’écris tout dans un carnet que je garde à la morgue. Ce ne sont plus des histoires de bonnes femmes, Lucille, ce sont des observations scientifiques. Comme Kepler avec le mouvement des planètes, je consigne depuis des années les informations que me transmettent les âmes des défunts et, sur ce socle de faits objectifs, je bâtis une théorie. Ma théorie, Lucille. La théorie scientifique de l’Au-delà. »
Était-elle surprise, attentive ou effrayée ? Peu importe. Dans les ténèbres de ce tunnel rectiligne qui reliait l’Hôtel de Ville à l’Étoile, Joseph était lancé à pleine allure et ne pouvait plus s’arrêter.
« Il y a des cycles dans la mort, Lucille. Des observations qui reviennent périodiquement. Depuis des années, c’est le même calendrier qui se joue. La plupart du temps, les âmes me décrivent un néant effrayant, le vide de tout. Rien à voir, rien à entendre, rien à sentir. Une introspection effrayante, le face-à-face infini avec soi-même.
« Puis, à intervalles réguliers, après cent jours de vide environ, le discours des défunts change du tout au tout. Ce qu’ils voient alors, c’est un monde qui ressemble au nôtre, avec des immeubles haussmanniens et la Seine qui s’écoule. À la différence que le Paris des morts est une éponge à sentiments. Ses murs suintent l’émotion, son ciel rayonne la passion.
« L’hiver dernier, par exemple, il régnait une véritable euphorie sur les tables de la morgue. Les morts décrivaient un soleil joyeux et des senteurs fleuries. Certains dansaient sur un gazon verdoyant, d’autres me peignaient un ciel saturé de papillons et d’oiseaux exotiques. Ces jours-ci, au contraire, c’est comme s’ils étaient tous tombés d’accord pour me présenter un ciel gris, des rues inquiétantes et le contact glacé du bitume, une ville de l’angoisse et de la peur du lendemain.
« Comprends-tu cette régularité ? Dans mon carnet, la mort est une montre suisse. Tous les cent dix-huit jours – quatre cycles lunaires –, au carillon, l’Au-delà s’accorde et les âmes plongent à l’unisson dans le bonheur ou le désespoir. »
Comme tout semble plus clair quand on l’expose à quelqu’un ! C’était extraordinaire. Joseph voyait sa théorie, si longtemps secrète, cristalliser délicatement devant ses yeux. C’était le distillat de son esprit qui s’animait maintenant d’une vie propre. Telle idée se présentait-elle de biais qu’elle semblait se remettre en place d’elle-même dans cette fabuleuse construction.
« Il y a des sphères dans l’Au-delà : le Paradis, les Enfers. Des sphères qui tournent autour de la Vie comme les planètes autour du Soleil. Des sphères qui flottent sur un océan de néant. Et ce néant, c’est le purgatoire, Lucille, le purgatoire ! Ce vide affreux qui a englouti ces pauvres gens, morts au mauvais moment.
« Avec mon carnet, comme l’astronome pour les objets célestes, je crois être capable de calculer le mouvement de ces sphères. Je peux prévoir la configuration de l’Au-delà à tout instant. Comprends-tu ce que cela veut dire ? »
Joseph ne sentait pas la sueur qui collait ses cheveux, ni le frisson qui agitait ses mains. Sa vie se jouait sur ce siège de métropolitain.
« Cela veut dire, Lucille, que le destin de nos âmes ne dépend pas de nos actes ni de nos péchés. Cela veut dire que le Paradis et l’Enfer ne sont qu’une question de calendrier ! La plupart du temps, les morts se perdent dans le purgatoire, le Grand Rien, comme l’espace vide qui baigne nos planètes. Parce qu’autour de nous, il n’y a que ça. Mais parfois, avec la régularité d’une horloge, passe la lumière d’une sphère qui emporte avec elle toutes les âmes qui auront choisi cet instant pour quitter notre monde. As-tu mérité le Paradis, pauvre pécheur ? Peu importe, la question ne te sera jamais posée. Il suffit de mourir au bon moment, quand passe la sphère ; il suffit d’attraper le bon train.
« Te souviens-tu de mon ami Marcel, ce pauvre gosse qui ne digérait plus rien et qui s’effaçait comme un fantôme jour après jour au quatrième étage de l’Hôtel-Dieu ? Eh bien, à l’aide de mon carnet, j’ai calculé avec lui la date idéale qui lui éviterait le néant du purgatoire. Le brave gamin est mort juste comme nous étions convenus et je pense que notre expérience a réussi. Tout à l’heure, quand tu es arrivée, j’étais sur le point de lui parler. »
Les passagers de première classe, sidérés, écoutaient bouche bée l’étrange homélie de ce curé qui déclamait maintenant à pleine voix.
« Newton a observé les objets inanimés et a compris que l’Univers n’a pas besoin de Dieu pour ordonner les astres et les planètes.
« Darwin a observé les plantes et les animaux et a compris que la Vie n’a pas besoin de Dieu pour créer les espèces et concevoir l’Homme.
« Aujourd’hui, en observant les morts, Joseph Sterbing a découvert que l’Au-delà n’a pas besoin de Dieu pour juger les âmes ! »
Le train s’était arrêté, la porte était ouverte et les passagers sortaient en les lorgnant par-dessus l’épaule. Une dame serrait les mains sur les oreilles de son enfant et menaçait de se plaindre au chef de gare.
En prononçant sa dernière phrase, Joseph s’était levé. Lucille était restée assise et le dévisageait. Ses yeux étaient trop grands, ses lèvres avaient disparu dans la pâleur de sa peau. Il dut se baisser pour saisir la main qu’elle gardait posée sur son genou et l’entraîner sur le quai. Comme si les couloirs n’avaient pas existé, ils furent aussitôt en bas de l’escalier qui les ramenait à l’air.
Au milieu des marches, Lucille éclata en sanglots. Une violente tempête lui secoua les épaules et inonda son visage. Le manteau si droit et la toque ajustée partirent de guingois et déformèrent sa silhouette en une composition ridicule. Ses mains, collées à son visage au bout de son dos voûté, cherchaient en vain à retenir le désespoir qui coulait de ses yeux et tachait de fard ses gants de résille. Joseph perçut les regards qui accusaient et moquaient leur couple insolite. Puis il regretta de faire passer sa honte devant le chagrin de Lucille. Il passa son bras autour de ses épaules et la guida jusqu’en haut. Ils débouchèrent devant l’Arc de Triomphe, plus arrogant et plus futile que jamais. À grand-peine, Joseph traîna Lucille vers l’avenue de Wagram.
Ce fut une nouvelle marche en silence. Mais ce silence-là était infect et collant. Un silence de glaise qui rend la marche difficile. C’était étrange mais ces larmes ne le surprenaient pas. Sans vraiment connaître les raisons de ce chagrin, il lui paraissait naturel et inévitable. Nécessaire, peut-être. Il sentait le visage de Lucille écrasé sur son torse. Serrée contre lui, elle marchait en boitant sans savoir où elle allait. Elle pleurait en une plainte infinie qui, pas après pas, prenait la forme d’un chapelet de « Mon Dieu ! » susurrés.
Mais en vue de la place des Ternes, Joseph s’habitua à cette nouvelle situation. Son souffle assagi, il retrouva une assurance qu’il prit pour du flegme. Le venin de l’orgueil pouvait à nouveau empoisonner son sang réchauffé.
Jamais il n’avait ainsi exposé sa théorie. L’entendre s’épanouir librement avait été une révélation. Il savait maintenant qu’il avait raison et que Lucille finirait bien par le comprendre. C’est avec elle qu’il s’était aujourd’hui élevé au-dessus des hommes et de leurs vies ordinaires, avec elle que désormais il vivrait pour la postérité.
Il l’assit sur un banc qui se trouvait là. Elle ne pouvait pas rentrer chez elle avec cet air d’épouvantail. La belle dame s’était dissoute dans quelques larmes et Joseph retrouvait la petite fille qu’il connaissait mieux. Il s’accroupit à sa hauteur et entreprit de la remettre en ordre, à commencer par son chapeau. Lucille sursauta et releva la tête.
« Tu ne peux pas être prêtre, Joseph ! Il faut que tu parles à monseigneur Grabeuf. Tu dois lui dire ce que tu m’as dit. Il faut qu’il sache. Je ne sais pas où tu es parti, mon Joseph, je ne sais pas où tu es parti ! »
Ces derniers mots dépassaient sa force. De nouveau, la douleur la submergea et elle se plia en deux. La toque bleue roula au sol, découvrant un chignon doré qui sembla s’embraser sous les réverbères.
Joseph se redressa en regardant de tous côtés comme s’il cherchait de l’aide. Un homme approchait. Un homme avec un chapeau melon et une gazette à la main.
« Que se passe-t-il ? Tu pleures, Lucille ?
— Éloïs ?
— Bonsoir Joseph. Qu’est-ce qui est arrivé à ma sœur ? Pourquoi pleure-t-elle ? »
Ils se tournèrent tous deux vers Lucille, impuissants, comme on regarde une automobile en panne. Elle pleurait devant son chapeau renversé comme si c’était l’origine de son chagrin. Éloïs se pencha pour lui mettre la main sur l’épaule.
« Lucille ? Ça ne va pas ? »
À la voix de son frère, le dos de Lucille retrouva soudain sa fermeté. Elle essuya d’un geste ses joues humides et se leva calmement en attrapant dans le même mouvement gracieux sa toque bleue sur le sol.
« Ce n’est rien, Éloïse. Je t’expliquerai plus tard. »
Ses mots coulaient, doux et rassurants. Le voyage en métropolitain n’avait jamais existé. Joseph pensa que seule une femme était capable d’une telle métamorphose.
« Tu rentres bien tard aujourd’hui, Éloïs, continua-t-elle. Finis donc la route avec nous. »
Elle démarra d’un coup, accrochant le bras de son frère au passage. Joseph courut deux pas pour les rattraper.
Sous les derniers arbres de la place, les jumeaux avançaient bien droit, comme un monsieur et sa dame. Éloïs n’avait pas son allure habituelle d’étudiant volage. C’est sans doute pour cela que Joseph ne l’avait pas reconnu tout de suite. Sous sa veste sévère, un gilet gris le serrait comme un corset et lui imposait un port strict et autoritaire.
« Tu reviens de la noce, Éloïs ? »
Il ne cacha pas son demi-sourire qu’il avait aiguisé pour blesser. Le jeune homme lui renvoya un air de coquelet qui tentait pêle-mêle d’exprimer le dédain, la colère et le défi. Joseph remarqua alors une moustache toute droite posée sur sa lèvre. Lui qui s’imposait la peau glabre des séminaristes avait toujours considéré les boucs et les moustaches comme le reflet révélateur des ego. Un homme choisit rarement sa coiffure. Mais le matin, quand ses idées sont claires et que son avenir lui appartient, avec son peigne et ses ciseaux, il peut marquer son visage de son sceau. Éloïs n’avait pas choisi l’élégant guidon de vélo qui fleurissait sous les canotiers à la mode. Il n’avait pas non plus opté pour les généreuses bacchantes qui trahissaient le buveur de bière et les affinités germaniques. Non, il s’était barré le visage d’un coup de sabre sans appel, un tuteur à redresser les inclinations au sourire.
« Tu ne savais pas ? Éloïs est entré au ministère il y a deux semaines, intervint Lucille avec fierté. Mon frère est quelqu’un d’important. Monsieur Bienvenüe, officier d’État rattaché au secrétariat aux Affaires complexes.
— Implexes, corrigea Éloïs d’un ton agacé.
— Implexes ? Voilà un bien joli mot caractéristique de notre administration française, railla Joseph.
— C’est un département spécial des renseignements généraux et je suis directement sous la responsabilité du secrétaire d’État.
— Oui, tu sais, c’est l’oncle Alexis.
— Lucille ! » Éloïs lui lança un regard noir.
« Oh ! Mais il a été recruté à la régulière, s’empressa-t-elle de préciser. Il a passé le concours. »
Joseph n’avait pas envie de poursuivre cette conversation qui le fatiguait déjà. Au coin du boulevard de Courcelles, il s’aperçut qu’il marchait en retrait comme si le trottoir n’était pas assez large pour trois. Devant lui, accrochés par le bras, les jumeaux s’épanouissaient un peu plus à chaque pas.
« Éloïs ? »
De derrière, il avait murmuré son nom tel un secret, si bien que le jeune homme dut incliner la tête en plissant les yeux.
« Était-ce bien toi sur le pont d’Arcole puis sur les quais du métropolitain ?
— Que me dis-tu là ?
— Tout à l’heure, tu nous as suivis depuis l’Hôtel-Dieu.
— Joseph, pourquoi aurais-je fait cela ? Ma sœur est en sécurité avec toi. Un curé ne ferait pas pleurer une jolie fille, n’est-ce pas ? »
Lucille n’écoutait pas et ne regardait plus Joseph. Elle devait avoir décidé de ne plus entendre leurs querelles de jeunes mâles. Peut-être voulait-elle aussi le dissuader de croire que rien ne s’était passé.
Au 112 du boulevard, elle se retourna enfin. Elle lui sourit poliment et lui souhaita bonne nuit.
« À jeudi prochain », tenta Joseph.
Elle ne lui répondit pas et poussait déjà la lourde porte de verre et de fer forgé de l’immeuble des Bienvenüe.
Il salua Éloïs en lui serrant la main sans y penser puis se dirigea vers la rue Marguerite où, à deux pas de là, sa mansarde l’attendait. Il partit d’un bon pas pour forcer ses souliers à oublier la triste allure de l’avenue de Wagram.
Sans ralentir, il passa la rue Marguerite et s’en alla plus loin, vers la droite. Tournant le dos à sa chambre et aux becs de gaz du boulevard, il se laissa engloutir par l’obscurité.
Derrière lui, une ombre passa le coin. Une ombre qui longeait les murs à grands pas d’assassin. Une ombre en chapeau melon, une gazette à la main.